vendredi 31 août 2012

La décroissance, ça peut se mesurer, sans démesure


Article rédigé pour mon intervention aux (F)Estives 2012 des OC à Rossignol.

+ En diaporama ici

La décroissance, ça peut se mesurer, sans démesure

Ou comment politiser la simplicité volontaire et socialiser la militance ?



Réflexions sur l’intérêt de mesurer et de quantifier - par un aller-retour entre l’individuel et le sociétal - nos consommations de ressources et nos dépenses.



Postulats

Si

·         Nous définissons la décroissance comme la période de transition volontaire et démocratique qui ramènera l’empreinte écologique globale de l’humanité à 1 (décroissance au Nord, croissance au Sud).

·         Nous admettons que cela touche tous les aspects de la vie quotidienne et qu’il s’agit donc pour chacun de s’extraire « en marche » des pratiques et de la logique liées au système actuel (capitaliste, productiviste, consumériste).

·         Nous admettons que tout système a des « raisons suffisantes »[1] d’être ainsi et que ses contemporains (nous) en sont tissés, même s’ils le rejettent intellectuellement. Et qu’il leur faudra donc se tisser progressivement avec d’autres fils ayant d’autres « raisons suffisantes », c'est-à-dire aussi désirables.

Hypothèses de réflexion

Alors, il peut être utile de

·         Montrer, à travers des chiffres reliés à des pratiques, à quoi cela peut correspondre et ressembler, concrètement, dès aujourd’hui. Et montrer quels en sont les plaisirs et les intérêts.
Montrer à qui ? A nous-mêmes en tant que mouvement politique pour renforcer notre action ; aux autres mouvements politiques pour crédibiliser nos propositions ; aux élus en place (en tant que représentants des institutions) pour convaincre des impacts potentiels ; aux personnes (particuliers) avec lesquelles nous échangeons pour les rassurer et les engager au changement ; à soi-même pour avancer dans ses expérimentations.

·         Mesurer dans le temps cette descente de la consommation et de la production.



Auto-limitations

Commençons par désamorcer quelques objections prévisibles face à ce type de démarche « quantitative ».



Oui, cela peut être utile mais ce n’est pas fondamental. Une pratique utilitariste de transition sur fond d’anti-utilitarisme (tel que formulé par le MAUSS et Alain Caillé) :

·         C'est-à-dire avec la précaution que cela reste un outil périphérique parmi une multiplicité de lignes d’actions. Cette quantification frénétique de nos vies serait en effet tout aussi néfaste que sa marchandisation.

·         Donc avec la volonté de garder au centre les motivations intrinsèques de nos actions (sens, sympathie, plaisir, convivialité, goût de bien faire…) plutôt que d’aliénantes motivations extrinsèques (argent, pouvoir, bons points d’utilité sociale ou écologique…).



Oui, la mesure est réductrice, c’est sa fonction même. Elle est partielle, partiale. Elle a vocation à agir sur le monde, pas à le décrire fidèlement. Elle complète donc des objectifs politiques plus larges. Comme cela a été souvent posé dans les débats sur le PIB, les indicateurs choisis reflètent des choix. Nous n’y échappons pas.



Oui, on peut trouver des données qui vont dans tous les sens. La recherche de données qualifiées est un travail ardu et de longue haleine. Je reviens au chapitre suivant sur cette objection pour ce qu’elle signifie en termes de qualité du débat démocratique.



Non, ce n’est pas une course à l’échalote : « je suis plus décroissant que toi, j’ai gagné ! ». Seules 2 comparaisons ont du sens :

·         avec une moyenne (ou médiane) nationale ou locale, à un temps T,

·         pour une même donnée au cours du temps (mesure longitudinale).



Non, le fait de prouver qu’un certain niveau de décroissance est déjà possible dans le système économique et social qui est le nôtre n’est pas un énième épisode du développement durable ou de la croissance verte qui chercherait à prolonger le « business as usual ». La transition qu’est la décroissance commence sans attendre « les lendemains qui chantent » par une multiplicité d’évolutions pratiques dans des directions radicalement rénovées.



Bonnes raisons

Continuons par voir pourquoi une telle démarche est intéressante.



Parce que nos idées, mises en pratique et chiffrées, peuvent devenir visibles, concrètes, accessibles, convaincantes.

·         Si l’on veut saper à la base les caricatures faciles, récurrentes et efficaces : « vous voulez revenir à la bougie et à l’âge des cavernes ».

·         Si l’on veut répondre à l’inquiétude légitime : « décroître, oui, mais jusqu’où ? ».

·         Si l’on veut bien arrêter de considérer  que l’argument moral « c’est mieux » est suffisant et mobilisateur.

·         Si l’on veut bien cesser de dénier complètement l’importance des aspects économiques : « combien ça me/nous coûte, combien ça me/nous fait économiser ? ».



Parce qu’un changement n’arrive pas tout seul. Si l’on estime qu’une évolution sociale est mue par 4 moteurs :

·         Des changements de représentations, de vision de l’avenir.

·         Des expérimentations concrètes, ici et maintenant, qui prouvent d'autres possibles.

·         Une lente appropriation par les systèmes culturels et éducatifs.

·         Des innovations au niveau des structures et des règles.

Il nous faut construire des outils partagés pour faire bouger et articuler :

·         les comportements personnels ;

·         les modes de fonctionnement des collectifs et des organisations ;

·         les régulations institutionnelles et politiques.

Pour cette transition planifiée démocratiquement, la mesure est à la fois le produit ET le cadre de l’action. La mesure est en effet performative. On évalue les résultats obtenus et cela permet de piloter l’étape suivante. C’est un point d’appui pour agir.



Parce que les éléments et le chemin de cette décroissance sont expérimentaux, il importe de vérifier au fur et à mesure comment tel ou tel paramètre évolue par rapport à la situation de départ.

·         Si l’on veut faire ressortir le fait qu’une décroissance de la consommation de ressources peut s’accompagner d’un maintien du niveau d’usage ou de service rendu. Mais ce n’est pas le cas pour tous les usages, tels qu’ils sont pensés aujourd’hui (propriété privée, renouvellement fréquent…).

·         Si l’on veut intégrer les externalités et le long terme dans la réflexion par des calculs en coûts globaux (direct / indirect, achat / maintenance, individuel / socialisé).

·         Si l’on veut ainsi imposer de nouveaux indicateurs socio-économiques : la soutenabilité, la résilience, la relocalisation, le pouvoir des usagers… et montrer que nos préconisations agissent pour les développer.

·         Si l’on veut se prémunir d’un piège : l’effet rebond. L’expérience prouve que toute action de diminution d’une consommation est mise en péril par cet effet pervers (exemple : les réfrigérateurs consomment moins, mais ils sont plus gros et plus nombreux). L’objectif étant bien une décroissance en valeur absolue, des indicateurs doivent débusquer ces améliorations uniquement relatives.



Parce que le processus de construction d’une mesure et cette mesure apportent en eux-mêmes des informations et des questions.

·         Sur les rouages de nos propres habitudes et pratiques (« Finalement, ma consommation de ceci n’est pas comme je pensais… »).

·         Sur les rouages de notre système (« Finalement, la priorité va d’abord à la diminution de telle consommation qui est la plus importante en volume… »).

·         Sur le fonctionnement démocratique et technocratique de notre société : Pourquoi telle donnée n’est pas collectée, pourquoi n’est-elle pas publique, par qui est-elle produite, pourquoi le mode de calcul a-t-il changé ?

Cette connaissance permet de dépasser les déclarations d’intention velléitaires et floues, de se construire un minimum de culture et quelques repères précis sur ces sujets. De même que dans un débat sur la fiscalité, un peu sérieux et honnête, on doit rappeler clairement une simple donnée telle que le revenu médian.



Mise en pratique

Voyons à travers quelques exemples, la démarche qui articule mesures individuelles et données collectives et qui permet :

·         De montrer l’effectivité et l’ampleur d’une décroissance possible ici et maintenant. Et ses limites. Donc ses perspectives.

·         D’interroger certains choix collectifs (donc politiques) du système actuel, pas toujours apparents pour tous.

·         De renforcer et d’orienter l’action militante.



Prenons pour cela un « français moyen » et un « décroissant moyen ». Les données du « français moyen » sont celles que l’on trouve (assez laborieusement) dans les statistiques publiées par l’INSEE ou l’ADEME. Les données du « décroissant moyen » sont issues de mesures personnelles (on parle bien de ce que l’on connaît, comme disait l’autre !) réalisées depuis presque 2 ans.



Nous ne rentrerons pas ici dans le détail des pratiques « décroissantes » qui amènent à ces résultats. Ce n’est pas le propos et elles sont plutôt bien connues. Disons simplement qu’il s’agit bien de choix individuels insérés dans des dynamiques collectives (ne serait-ce qu’en termes de savoirs). C'est-à-dire que sans la volonté d’essayer et de faire, les cadres collectifs de l’action ne se construisent pas. Mais sans collectifs actifs et sans réseau social, dans tous ces domaines de la vie quotidienne, un individu, même très motivé, ne parvient pas à tout mener.



Précisons enfin que le niveau de vie (au sens de l’INSEE) de la « famille décroissante » correspond au niveau de vie médian en France (2008 : 3600 € pour un couple avec 2 enfants). Ca tombe bien pour parler du français moyen !



L’habitat : se chauffer, se laver, cuisiner, s'éclairer et faire fonctionner les appareils.




« Français moyen »

« Décroissant moyen »

9 000 kWh Energie Finale / an / habitant

3 080 kWh Energie Finale / an / habitant

Soit 1400 € / an / foyer

Soit 600 € / an / foyer



Chauffage (bois bûches) + électricité (Enercoop)

Soit 10 fois moins d’émissions de CO2 que la moyenne

A niveau de confort thermique égal, voire supérieur compte tenu de la température des murs.



Au-delà de cette comparaison pour un même usage, on peut mettre en rapport ces 9 000 kWh / habitant pour l’habitat avec d’autres « chantiers de la transition énergétique » :

·         Eclairage public : 91 kWh / habitant

·         Tertiaire (commerce, bureaux, enseignement, santé, sport) : 3 650 kWh / habitant

S’il faut tout mener de front pour arriver à une décroissance énergétique significative, du point de vue des gisements d’économies, on peut conclure que la question du logement est une priorité.



Par ailleurs, c’est dans ce domaine que les effets rebonds ont été les plus nombreux ces 50 dernières années :

·         Si les ménages habitaient en 2006 dans les mêmes logements que 20 ans auparavant (en termes de surface et d'éloignement des centres-villes) leur consommation d'énergie serait 10 % plus faible.

·         En 2010, un Français achète environ 6 fois plus d'équipements électriques et électroniques que 20 ans auparavant.



L’eau domestique : se laver, entretenir




« Français moyen »

« Décroissant moyen »

48 m3 / an / habitant

35 m3 / an / habitant

Rappelons que pour l’eau chaude, une économie d’eau est aussi une économie d’énergie.



Mettons à nouveau cette consommation domestique en rapport avec d’autres usages de l’eau :

·         Agriculture (sur le territoire français) : 822 m3 / an / habitant

·         Agriculture (importations) : 730 m3 / an / habitant

·         Industrie (sur le territoire français) : 71 m3 / an / habitant

·         Industrie (importations) : 115 m3 / an / habitant

Par rapport aux – nécessaires – économies d’eau liées au logement, on voit ici l’impact énorme que peut avoir le mode et les circuits d’alimentation (32 fois plus d’eau consommée dans l’agriculture que dans l’habitat), notamment la consommation de viande, via les cultures fourragères.



L’assainissement




« Français moyen »

« Décroissant moyen » *

Boues d’épuration (déchet assez problématique car non assimilable directement par les plantes)

2 m3 de compost / an

Pollution des eaux de surface

Appauvrissement des sols

Rétablissement des cycles de la matière organique, base de la fertilité des sols



20% de la consommation d’eau économisée

* Avec des toilettes sèches et un système de phytoépuration.



Quel est le coût que nous consacrons collectivement au TOUT à l’égout (c'est-à-dire à la gestion de l’eau des toilettes, principale source de polluants biologiques) ?

Réseau + systèmes d’épuration + pollutions diverses (source ADEME) :

·         Investissement : 750 € / habitant / an

·         Fonctionnement : 15 € / habitant / an

Un débat concernant cette dépense collective a-t-il été mené ? Des alternatives, possibles pour un certain nombre de logements ont-elles été discutées ? Sachant que l’assainissement est la plus grande source de profit pour les entreprises de l’eau…



Les déchets ménagers




« Français moyen »

« Décroissant moyen »

532 kg / an / personne

52 kg / an / personne

Dont 311 kg d’Ordures Ménagères Résiduelles

Dont 8,3 kg d’Ordures Ménagères Résiduelles



Soulignons qu’on atteint ici un facteur 10 (c'est-à-dire une baisse de 90%). Pour information, les objectifs du Grenelle sont une diminution de 7% sur 5 ans à partir de 2008…

Notre hypothèse est que le paramètre principal est le mode d’alimentation : du frais, du local, pas de manière accessoire, toute l’année, donc très peu d’emballages (ou des contenants réutilisables tels quels). Une quantité importante de déchets compostables (dont de la nourriture) doit également se retrouver dans ces ordures résiduelles du « français moyen ».



Quand on sait que la part des impôts fonciers qui revient aux communes pour leur budget est la même que celle consacrée à la gestion des déchets… Un débat concernant cette dépense collective a-t-il été mené ?

Signalons par ailleurs, que l’ensemble des déchets (ménagers et non ménagers) produits en France est de 10 000 kg / habitant. Comme pour l’eau, le non domestique est prépondérant (même si il concerne bien, in fine, des produits consommés par tout un chacun).



L’alimentation




« Français moyen »

« Décroissant moyen »

5 900 € / foyer

8 700 € / foyer *

* Sans manger plus, bien sûr.



Il semble bien que cela coûte plus cher de manger bio et local, même en circuits courts… Et alors ? Rappelons la part de budget toujours plus faible consacrée par les ménages à leur alimentation (de 25% en 1970 à 15% aujourd’hui). Peut être peut-on débattre de qualité des produits et de juste rémunération du travail d’autrui ?



Les émissions de CO2

Cet indicateur présente l’intérêt d’agréger différents types d’usages.




« Français moyen »

« Décroissant moyen »

20 tonnes eq CO2

10 tonnes eq CO2 *

 Habitat + alimentation + équipements + transport

* Résultat issu du croisement de plusieurs sources de calcul



Le « décroissant moyen » atteint donc ici un facteur 2. Le détail de la structure des postes d’émission de CO2, montre clairement que pour cette famille en milieu rural, l’objectif est de diviser par 2 ses déplacements en voiture pour atteindre le facteur 4 en émissions de CO2. Comment ? Individuellement, cela passe par une optimisation des déplacements, du co-voiturage, éventuellement une diminution du temps de travail ou du télé-travail. Collectivement, cela passe par une revendication de moyens de transport en commun et la relocalisation d’activités et de services.



Références d’outils d’aide à la mesure

Pour le suivi dans le temps des différentes consommations d’un foyer :

·         www.ecolometre.com



Pour réaliser un bilan carbone :

·         www.leclimatentrenosmains.org  

·         www.coachcarbone.org

·         www.ecolometre.com  



Epilogue

Ces considérations pourraient paraître assez banales dans d’autres contextes.



En fait, elles s’adressent d’abord aux « décroissants » et « objecteurs de croissance », eux-mêmes :

·         Aux tenants de la simplicité volontaire, pour dire que l’on peut relier des pratiques individuelles à des données et des enjeux collectifs. Et ainsi refaire de la politique.

·         Aux tenants de la politique programmatique, pour dire que l’on peut  s’appliquer, tester et expérimenter une idée, en situation, ici et maintenant. Et ainsi faire de la politique autrement. Et ainsi être accessibles, par le partage et la coopération, à nos voisins de palier.

·         A tous, pour dire que cet exercice (des expérimentations + une réflexion partagée sur leurs enjeux politiques) démontre notre capacité à nous réapproprier nos usages et leur gestion, avec une autre légitimité que celle de l’élu ou du technicien. Et ainsi exercer le pouvoir sans le prendre[2].



A un moment où nous avons, en tant que mouvement social et politique, besoin de renforcer nos propositions, de nous outiller pour porter plus efficacement nos idées et pratiques auprès des élus et des citoyens.



Elles sont une piste pour répondre à la question de plus en plus fréquente et légitime : « la décroissance, d’accord, mais comment ? »



C’est, en tout cas, mon expérience.



Si nous ne souhaitons pas donner à priori une définition pour tous du bien-vivre dans la décroissance, nous avançons un cadre méthodologique : c’est sur la base d’idées multiples en expérimentations multiples ET par un aller-retour

·         entre des pratiques individuelles / collectives et des régulations institutionnelles ;

·         entre des changements du côté des consommateurs (demandes / usages) et des changements du côté des producteurs (offres / innovations,  principalement sociales) ;

que se construit et se construira à grande échelle cette transition. Son contexte de développement (!) est la relocalisation des activités et des niveaux de décision, c’est à dire la réappropriation de nos usages, y compris de la démocratie.



C’est « de surcroît »[3] que nous sommes anti-capitalistes, anti-productivistes et anti-consuméristes. Nous sommes d’abord des chercheurs de modes de vie différents. Avant de mettre des « grands » mots sur les problèmes et les pistes de solutions, nous nous sommes posés une question : « est-ce ainsi que nous voulons vivre ? »[4]. C’est cette interrogation radicale et anthropologique que nous voulons partager.



Boris Prat, poly-citoyen, militant-chercheur

(du Mouvement des Objecteurs de Croissance, le MOC).


Août 2012








[1] Leibniz


[2] Foucault


[3] Miguel Benasayag, Du contre-pouvoir, 2008


[4] Elodie Vieille-Blanchard, Notre décroissance n’est pas de droite, 2012

2 commentaires:

Michel L a dit…

La décroissance, ça peut se mesurer, sans démesure.

Boris a dit…

Merci michel, je re-prends